dimanche 1 décembre 2013

Take Shelter : Après-séance

Certains éléments qui vont suivre concernent l'intrigue du film et contiennent donc des SPOILERS. Vous qui entrez en ces terres, vous voilà prévenus !



La projection de TAKE SHELTER a bien eu lieu mercredi (et a pu arriver à son terme malgré certains problèmes techniques astucieusement contournés par la fine équipe du Psynéma). Comme promis, voici le résumé de ce qui est ressorti de la discussion animée entre étudiants et professeurs de tout poil.

Les réactions à chaud du public étaient à peu près unanime : que cette fin est étrange ! Frustrante pour certains, inattendue pour d'autres, elle ne laisse en tous cas pas indifférent. Curtis Laforche, prophète ou malade ?

Cette question nous amena à considérer la question peu évidente de la frontière entre réalité et illusion. Où s'arrête la réalité et où commence l'hallucination pour Curtis, qui voit poindre à l'horizon une catastrophe naturelle dantesque ? Dans ces scènes de cauchemar, le spectateur ne distingue pas immédiatement la frontière. Le montage même du film brouille les pistes en enchainant avec une grande fluidité rêve et veille. Les lieux dans lesquels prennent place ces scènes sont très familiers pour le protagonistes (sa maison et son canapé, dans lequel sa femme et sa fille contemplaient la pluie quelques scènes auparavant ; sa voiture, son jardin...), alimentant l'impression faussée de réalité.

Mais ces rêves sont-ils si hallucinés, en fin de compte ? C'est une question que pose sans cesse le film, sans chercher forcément à confirmer l'une ou l'autre des possibilités. En expliquant avec difficulté, les yeux baissés, à sa femme ce qu'il est en train de vivre, Curtis lui confie : "Ce n'est pas qu'un rêve... c'est une sensation." De fait, chaque nouveau rêve entraine une souffrance différente chez lui ; au bras lorsque son chien le mord, à la jambe lorsque sa femme y plante un couteau. Curtis, lui, est persuadé que ce qu'il voit sont des visions prophétiques, qu'une tempête approche véritablement, que les gens perdront les pédales pour de bon. La réalité de ses visions s'en ressent jusque dans son corps.

Curtis ne cesse de voir différents membres de son entourage intervenir dans ses rêves. La souffrance qu'il en retire l'amène à mettre à distance ces mêmes personnes. Lorsque son chien l'attaque en rêve, Curtis l'enferme dehors et finit par le donner à son frère ; quand son ami et collègue le "poursuit avec une pioche", il se débrouille pour le faire éjecter de son équipe de travail... ce n'est que lorsqu'il (pré)voit sa femme l'attaquer que Curtis ose se remettre en question et fait un effort surhumain pour ne pas fuir celle-ci et garder sa famille soudée.

Car cette famille est en fin de compte tout ce qu'il lui reste (il ne peut même plus compter sur son propre jugement qu'il suspecte altéré par la schizophrénie) : sa vie sociale est peu à peu réduite en miettes. L'altercation avec son ami, son comportement inexplicable et son étrange obsession pour son abri à tornade lui a coûté son travail, sa mutuelle (si importante pour l'opération de sa fille sourde) et ses connaissances (plus personne n'ose lui adresser la parole). La scène du repas en commun illustre ainsi parfaitement cet état de fait : Curtis n'arrive pas à parler d'autre chose que de son abri et ne comprend pas l'hostilité générale à son égard ; lorsqu'il explose finalement devant tout le monde, seules sa femme et sa fille lui viennent en aide.

Nous nous sommes également interrogés sur le rôle très particulier de sa fille. Celle-ci est effectivement présente dans la plupart des rêves de Curtis. Elle demeure à chaque fois comme l'élément à protéger (du vol rase-motte des oiseaux, des fous agressifs, d'une tornade qui fait léviter les objets de la maison, etc.) Elle semble représenter la justification de l'obsession de Curtis pour protéger sa famille. Pour sauver Hannah, assaillie de toute part, il devra l'abriter. Sourde et vulnérable, elle est également la seule qui ne peut témoigner du décalage de Curtis avec la réalité. Lorsque la famille se retrouve enfermée dans l'abri, Curtis et Samantha ne s'accordent pas sur l'état de de la tempête. Lui affirme qu'il peut sentir et entendre le vent rugir et la pluie s'abattre tandis qu'elle lui assure que tout a cessé et qu'il n'y a plus de danger à l'extérieur. Au milieu de cette confrontation, la petite Hannah reste en spectatrice muette à ne pas pouvoir distinguer le vrai du faux ni prendre parti. A ce moment, elle personnalise le spectateur qui lui non plus ne sait pas à quoi s'attendre lorsque Curtis finalement se résigne à ouvrir les portes de l'abri.

Cette scène nous amène à nous pencher sur un autre point important qui fait la particularité du film : cette lutte incessante que mène Curtis contre ce qui semble être une perte de contrôle de son esprit. C'est ce qui donne toute son humanité à Take Shelter ; Curtis est pris dans un terrible combat intérieur au sein duquel s'affrontent sa certitude grandissante (cette "sensation") qu'un cataclysme approche et le doute toujours présent qu'il est peut-être en train de devenir fou (comme sa mère, qui fut diagnostiquée schizophrène alors que Curtis était enfant). Faisant preuve d'autocritique, il prend lui-même des mesures, qu'il cache d'abord à son entourage, en allant se renseigner sur la maladie mentale, en entamant une thérapie chez une psychologue... Tandis que dans le même temps il commence à agir en fonction de ses rêves en enfermant son chien, en achetant une grande quantité de vivres et en entamant la construction de cet abri à tornade qui lui tient tant à coeur. Cette lutte se fait douloureusement humaine lorsque Curtis, dans son abri, persuadé que la tempête fait rage à l'extérieur, tend la clé à Samantha en lui disant "je ne peux pas" mais en faisant confiance à son jugement.

Une autre interprétation a été soulevée quand à cet image de l'abri, à savoir la possibilité que cela représente pour Curtis un moyen de s'échapper d'un quotidien morne dont il ne veut plus. A l'image de la première scène de l'abri, lorsqu'il s'assied à l'intérieur sans penser à rien, enfin en paix. En effet, le début du film semble montrer quelques aspects contraignants à la routine de Curtis ; assister à une messe qui ne l'intéresse pas, aller à des cours de langue des signes, exécuter un travail morne... Cette obsession de construire un abri pour s'y réfugier prendrait alors un sens nouveau.

Nous avons enfin évoqué le rôle du psychologue dans ce film, rare mais néanmoins présent. Curtis se voit contraint d'aller voir un "simple" psychologue, le système américain rendant les psychiatres hors de prix et trop rares pour qu'il se permette de faire des heures de trajets pour aller en consulter un. Nous avons critiqué cette façon américaine de procéder ; en se concentrant énormément sur le "dossier" de Curtis (dans lequel était inscrite la maladie de sa mère). La parole n'est pas immédiatement laissée au patient mais plutôt à quelques faits de son histoire qui sont saisis par le psychologue sans que le souffrant lui-même n'ait pu en faire quelque chose. S'il parvient néanmoins à lier une relation satisfaisante avec sa psy et à mettre des mots sur ce qui le hante depuis ces quelques jours, tout s'effondre lorsque cette psy part sans prévenir en formation en laissant Curtis avec un autre psychologue. Notre héros ne tarde pas à sortir du cabinet pour ne plus y revenir... Voilà qui laisse une image amère de la profession, tout du moins en Amérique !



Un grand merci à ceux qui se sont déplacés et qui on participé à cette discussion. N'hésitez pas à commenter pour nous signaler des oublis pour ajouter des points qui n'auraient pas été soulevé (ou tout simplement pour exprimer votre propre point de vue sur le film !)

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